J’ai la chance de vivre au soleil et j’ai même passé le weekend dans le Verdon, entre montagnes et cascades paradisiaques, c’est vous dire si mes poumons devraient être aussi gonflés que ceux des princesses de Disney quand elles sautillent dans les bois. Pourtant je sens bien que j’ai du mal à respirer depuis quelques jours, que ma gorge est nouée, qu’on est nombreux à suffoquer et qu’on essaie, pour arranger le tout, d’étouffer l’info.
Je vous explique l’histoire. Je suis rouennaise. Je viens de cette ville merveilleuse qui, en plus d’être belle, fière, et si cultivée, abrite tant de ceux qui me sont chers. Rouen, c’est mon Göttingen à moi, car il y là-bas, « des gens que j’aime ». Alors je sais ce que c’est d’être habituée à la grisaille, de se lever sous un ciel bas, de franchir la vie sous un parapluie sans pour autant baisser les armes. Mais là, le parapluie commence à être un peu gros et le brouillard s’épaissit tant que ça devrait tous nous faire réagir.
Dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019, une explosion de l’usine Lubrizol a plongé Rouen dans l’obscurité, et loin de mettre les projecteurs sur celle qui aurait tant besoin d’une petite lanterne, la France détourne les yeux. Il faut dire qu’à Paris, très loin là-bas, à une grosse heure de route de la Normandie, Chirac s’en est allé. Il a rejoint les verts pâturages et c’est vrai qu’on l’aimait bien notre Chichi national, surtout quand il disait de « manger des pommes », ça nous faisait un peu de pub’ à nous autres les buveurs de cidres. Mais comprenez bien qu’avec nos pommiers noircis et nos écoles fermées, on a un peu de mal à digérer l’affaire.
Alors voilà un peu ce que j’ai à vous dire, à vous tous qui, bien naturellement, détournez le regard et pleurez votre ancien président, quelque soit l’intensité de votre nostalgie.
Dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019, l’usine Lubrizol de Rouen a connu une terrible catastrophe. Devrions-nous cracher sur l’usine, ses hommes et ses dirigeants et retourner à notre café matinal en râlant sur les réseaux sociaux pour lapider lâchement ces #touspourris ? Je ne le pense pas.
Il se trouve que j’ai travaillé avec ces salariés de Lubrizol pendant quatre ans et que je connais cette usine mieux que nulle autre en France. J’ai même rencontré personnellement son grand chef à plusieurs reprises et je vous le dis du fond du cœur : ne blâmons pas ces gens. En quatre années de collaboration avec eux pour faire connaître les métiers de la chimie aux lycéens si mal informés, j’ai découvert une entreprise profondément humaine, sérieuse, passionnée et si concernée par les enjeux de sécurité que cette explosion m’a avant tout fait mal pour eux. Pas une visite dans leurs locaux sans qu’on me rappelle à quel point tout ici est sensible, à quel point chaque corps de métier s’investit pour éviter les blessures et les mauvaises étincelles, à quel point ici tout doit être sous contrôle. Des pompiers, des ingénieurs, des responsables HSE et des centaines de personnes sur le terrain sur qui j’ai pu compter pour présenter au monde l’industrie, ce gros monstre qu’on dénigre si souvent dans les médias, mais qu’on est bien content d’avoir pour rouler et consommer en toute tranquillité. Aujourd’hui, malgré leur courageuse implication, ces personnes ont perdu leur outil de travail, une bonne partie de leur vie, et j’ai si mal pour eux, premières victimes aux fausses allures de bourreaux.
Après la nuit du 25 au 26 septembre 2019, les rouennais se sont réveillés dans une ville cauchemar, confinés dans leurs chagrins, avec la mine des jours que le Sommet pour le climat n’a pas su voir venir. « La maison brûle » disait Chirac, et voilà un avant-goût de ce que ça pourra donner si on n’ouvre pas un peu plus les yeux. Demandez aux rouennais retournés courageusement au boulot ce matin ce que ça fait vraiment d’ignorer la réalité : ça pique la gorge, ça dessèche le regard, ça vide les ruelles les plus joyeuses et ça embaume les esprits. Ça sent mauvais, très mauvais. C’est « le bruit et l’odeur » d’un monde qui demande aux gens de fabriquer son confort à coups de grandes cheminées, mais qui ne veut pas voir ni sentir les fumées qui s’en échappent. Avant d’être de la suie sur les pare-brises des rouennais, Lubrizol était un des poumons économiques de la ville, et jusqu’à cette nuit tragique, qui s’en plaignait vraiment ?
Alors voilà, soyons un peu raisonnables cinq minutes : braquons nos projecteurs sur Rouen et prenons la mesure de ce qui se passe là-bas. Tant de choses sont à changer, et si un président est mort, des centaines de milliers de personnes vivent encore et peinent, depuis quelques jours, à respirer normalement. Ne blâmons pas ces hommes à qui on a demandé de nourrir nos quotidiens. Blâmons ceux qui détournent le regard et réveillons-nous.
Car « lorsque sonnerait l’alarme, s’il fallait reprendre les armes, mon cœur verserait une larme », pour Rouen, pour Rouen, et pour le reste de ce monde qui s’étouffe dans le silence.