Il me parlait, et j’observais le trou dans l’abat-jour posé sur la cheminée du salon. Je scrutais ce rayon de lumière qui frayait clandestinement son chemin. D’habitude, je passais à côté sans y prêter attention. Parfois, machinalement, je retournais l’objet pour dissimuler son usure.
Il détaillait sa journée, et je me demandais s’il fallait encore le conserver, ce vieil abat-jour. Au milieu du salon repeint à neuf, il faisait peut-être un peu « has been ». Sur la table de chevet de notre chambre, il y avait cette lampe Ikea dernier cri qui frimait, elle, avec tous ses trous dessinés nettement dans son habitacle métallisé. Les deux objets se contredisaient de manière évidente. D’un côté, l’impeccable design suédois, et de l’autre, le foutoir charmant d’une maison de campagne française. A mesure que je les observais, j’entendais monter leurs cris de guerre respectifs.
Il me parlait de son dernier dossier mais je n’avais plus en tête que ces « knut knut knut » insupportables qui cognaient mes tympans. Je commençais alors à me demander s’il était possible de faire du neuf avec du vieux, si cette lampe abîmée avait un espoir de survivre à cette soirée, si la vieillesse avait encore une chance de revenir à la mode. Ainsi, pour que mon abat-jour ressemble aux luminaires issus du pays des Krisprolls, je pourrais faire comme ces ados au denim rafistolé à souhait que je croise tous les matins sur le chemin de l’école. J’ai beau répéter à mes deux écoliers innocents que ces jeunes filles ont dû se coincer le pantalon dans un fil barbelé, je sens bien que ma théorie bucolique ne les convainc pas tout à fait. Mais il est encore trop tôt pour leur expliquer que trouer volontairement son « fute », dans le monde des grands, ça peut rendre plus swag. Et puis de toute façon je ne connais toujours pas le sens de ce mot… Faire du neuf avec du vieux, ça n’est pas aussi simple que ça…
Je l’écoutais depuis de longues minutes mais cet abat-jour avait recouvert son récit. Je songeais désormais à toutes ces choses qui sont trouées et qu’on essaie de raccommoder, à tort ou à raison. Un gros pansement sur un abat-jour noir, ce serait sûrement encore pire. A moins de l’assumer et de l’exposer fièrement comme certaines cicatrices de la vie. Au bas du ventre, moi, j’ai cette marque indélébile de deux accouchements dont, pour rien au monde, je ne voudrais effacer la trace. Il y a aussi, entre autres, cette fine ligne sur ma joue gauche, plus visible celle-ci. Peut-être aurais-je préféré l’éviter, mais quand je l’aperçois dans le miroir, je sens la chaleur du soleil martiniquais qui nous a rendus si heureux durant trois ans. Heureux à se brûler la peau, comme aurait pu dire Gilbert Montagné. Aucune chirurgie esthétique ne saurait gommer notre bonheur insulaire passé, et c’est pourquoi je garde la balafre sans hésiter. C’est sûrement ainsi, me dis-je… le temps nous tatoue et nous troue un peu parfois aussi, laissant apparaître peu à peu notre histoire, et qui nous sommes vraiment derrière l’abat-jour.
Il continuait son monologue mais commençait à se douter que je n’écoutais plus vraiment. Son regard cherchait à capturer mes yeux, et j’avais soudain envie de l’interrompre avec un afflux de questions hystériques : « Est-ce que tu penses que le jour où il y aura un trou dans notre conversation, on se trouvera toujours aussi beau ? Et tous ces moments au cours desquels je n’arriverai pas à me botoxer le cœur, est-ce que tu voudras bien d’un vieil organe usé comme le mien ? Est-ce que même après 14 ans d’amour, deux césariennes réussies, et plein de trous dans nos sommeils respectifs, tu veux encore de nous ? Est-ce qu’on est toujours à la mode ? Et puis ça veut dire quoi, « swag » ? C’est quand même dingue d’inventer des mots rien que pour discriminer les vieux, non ?!… »
Mais aucune de ces questions ne sortit de ma bouche. Je ne voulais pas trouer son récit du soir car il aimait me parler, et j’aimais tant qu’il me parle. De tout, de rien, parfois même du temps qu’il fait pour éviter de parler du temps qui passe.
Il y a toujours un trou dans l’abat-jour du salon. Et tout autant de chances, je crois, de laisser s’échapper toutes ces petites lumières clandestines dissimulées sous nos catalogues Ikea d’adultes et nos mercurochromes d’enfants.
Magnifique !
J’aime la dualité du récit , le vagabondage de la pensée et l’acheminement vers l’intériorité..
Quelle belle plume !
Marie-Jo
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Magnifique!
J’aime la dualité du récit , le vagabondage de la pensée , l’acheminement vers l’intériorité .
Quelle belle plume !
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